Le Figaro - Josep Borrell: «La liberté a un prix!»

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Né en 1947, ingénieur de formation, membre du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol), Josep Borrell est élu député aux Cortes dès 1986. Dans sa longue carrière politique, il a été notamment ministre des Travaux publics et ministre des Affaires étrangères d'Espagne, ainsi que président du Parlement européen. Il devient, en décembre 2019, vice-président de la Commission européenne et haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Parfaitement francophone, il a donné cet entretien au Figaro à la Représentation de la Commission en France.
LE FIGARO. - Quelle est exactement la tâche d'un haut représentant?
Josep BORRELL. - J'ai trois casquettes. Tout d'abord, celle de vice-président de la Commission : j'essaye de coordonner les relations extérieures de la Commission, parce que l'ensemble du travail communautaire a une dimension extérieure. J'ai aussi la casquette de président du Conseil des affaires étrangères et de défense de l'Union et je m'efforce de coordonner le travail des États membres dans leur politique extérieure et de défense, qui reste une compétence des États. Et ma troisième casquette est celle de président de l'Agence européenne de défense, qui essaye de faire que les Européens bâtissent une capacité militaire commune. Non pas pour construire une armée européenne, mais pour permettre que les armées européennes, au pluriel, puissent travailler ensemble.
La guerre en Ukraine vous a donné un rôle supplémentaire, inattendu, dans le domaine militaire. Où en est-on de la coopération militaire européenne? Est-ce vous qui coordonnez toutes ces aides européennes à l'Ukraine, et sont-elles payées par le budget européen?
Pour les aides militaires, nous avons une cellule à Bruxelles avec des officiers des différentes armées européennes et des officiers ukrainiens de liaison qui gère les moyens dédiés à l'Ukraine par le fonds européen pour la paix. Nous servons à rapprocher l'offre et la demande : nous informons les États membres des besoins des Ukrainiens, en leur demandant de fournir les armes correspondantes. Ils nous présentent ensuite leur facture et nous réglons une partie de celle-ci. Il s'agit là d'une première. Jusqu'à présent, on considérait en effet que le budget européen ne pouvait pas être utilisé pour des achats d'armes et encore moins pour renforcer la capacité militaire d'un pays en guerre. Mais la guerre contre l'Ukraine nécessitait de dire aux États européens: « Si vous aidez l'Ukraine, nous, depuis Bruxelles, on va vous soutenir en payant une partie de la facture. » Nous pouvons le faire parce que l'argent que je gère est placé en dehors du budget européen. Il ne fait pas partie de l'enveloppe budgétaire votée par le Parlement européen, mais d'un fonds satellite intergouvernemental. Ce sont les États membres qui financent ce fonds et décident de son utilisation.
Vous avez parlé de l'Agence européenne pour la défense, que fait-elle de concret, au juste?
L'Agence européenne pour la défense a été créée par le traité de Lisbonne. Elle est chargée d'aider à ce que les armées européennes soient armées de façon cohérente, compatible et en recherchant des économies d'échelle. Parce que si vous regardez le paysage militaire européen, vous verrez qu'il y a certains équipements que nous avons en trop, et d'autres qui nous manquent cruellement. Si l'Europe avait une seule armée, nous aurions donc à la fois des doublons et des vides. Il nous manque, par exemple, des capacités de ravitaillement en vol. Dans le secteur des drones, nous sommes aussi en retard, mais nous disposons en revanche de trente modèles de chars différents, quand les Américains n'en ont qu'un.
Il y a un concept à la mode en France qui est l'autonomie stratégique. Mais est-ce un projet réaliste quand on sait ce que pensent de grands pays, comme la Pologne ou l'Allemagne?
Le concept d'autonomie stratégique a une résonance très française : je préfère parler de responsabilité stratégique. Il faut que nous assumions notre part du fardeau. La liberté a un prix, il faut la défendre. Nous, Européens, avons vécu confortablement sous le parapluie américain d'un point de vue budgétaire. Après la chute du mur de Berlin, nous avons touché les dividendes de la paix en dépensant peu pour notre défense, quelqu'un d'autre le faisant à notre place. Nous avons aussi importé du gaz russe bon marché sans nous rendre compte que cette dépendance était dangereuse à terme. La responsabilité de l'Europe, c'est de se libérer de ces dépendances qui sont peut-être économiquement intéressantes, mais politiquement toxiques. Il nous faut assumer notre part de responsabilité dans la défense de notre autonomie. Une partie de mon travail est de faire comprendre aux Européens qu'ils doivent dépenser plus pour leur sécurité, et surtout dépenser mieux. Or, pour dépenser mieux, il faut dépenser en Européens, ensemble. Nous devons être en mesure de nous aider nous-mêmes, ce qui n'a pas été le cas jusque-là. Dans les années 1990, on a assisté, à une heure d'avion de l'Italie, à une « Seconde Guerre mondiale » en miniature dans les Balkans. Et nous, Européens, n'avons pas été capables d'intervenir dans ce voisinage immédiat. Il a fallu que les Américains veuillent bien le faire pour que nous les suivions. L'Union européenne n'est pas une union militaire comme l'Otan, mais nous avons vocation, et c'est inscrit dans les traités, à faire en sorte que nos capacités militaires jouent un rôle d'ensemble. Il faut que les armées européennes soient plus interopérables, que leur armement soit plus intercompatible.
Sur l'Iran, l'accord de Vienne sur le nucléaire (le JCPoA) est-il mort?
Non, je me suis battu depuis des mois pour éviter qu'il meure. Il est vrai cependant que ce qui est en train de se passer en Iran n'aide pas du tout, et le fait que l'Iran ait fourni des drones à la Russie non plus. Mais nous avons toujours intérêt à ce que l'Iran ne devienne pas une puissance nucléaire. Et il faut reconnaître que si l'Iran ne l'est pas devenu, c'est grâce à ce deal que Trump a jeté à la poubelle de façon injustifiée. Si l'on veut continuer à essayer d'éviter que l'Iran ne devienne une puissance nucléaire, la seule façon de le faire est de faire revivre cet accord qui assurait la sécurité du monde.
Et sur l'Afrique, souhaitez-vous dire un mot?
L'Afrique est trop grande, trop diverse pour qu'on puisse parler de « l'Afrique ». Ce qui est clair, en revanche, c'est que les Européens feraient bien de s'occuper beaucoup plus de ce qui se passe en Afrique. Il faut s'y engager davantage parce que le continent africain est notre voisin immédiat, à quelques kilomètres de nos côtes. Sa poussée démographique est gigantesque, ses capacités économiques le sont aussi, on ne peut pas se passer, par exemple, des minerais africains pour la transition énergétique, et son rôle va se renforcer au XXI e siècle. Les pays du « Sud global », comme on dit, nous regardent avec un oeil exigeant. Ils nous demandent des comptes en estimant subir les conséquences d'un phénomène, le changement climatique, que nous avons créé. Il faut regarder l'Afrique avec une volonté de justice et de coopération, et c'est dans notre intérêt de le faire. Mais ça n'implique pas seulement de la générosité et de l'aide, cela demande beaucoup plus que ça, car cela touche l'ensemble de nos politiques, nos marchés, nos politiques migratoires, etc. Il faut également repenser la place des pays africains dans les institutions internationales.