Le Monde - Josep Borrell : « Une Europe de la défense plus forte est dans l’intérêt de l’OTAN »

14.09.2021

Pour le haut représentant de l’Union pour la politique étrangère, le retrait américain d’Afghanistan et le retour des talibans montrent la vulnérabilité de l’Europe et la nécessité de développer « une culture stratégique commune ».

Publié à l'origine par Le Mondehttps://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/14/josep-borrell-une-europe-de-la-defense-plus-forte-est-dans-l-interet-de-l-otan_6094547_3210.html

 

Après la débâcle occidentale en Afghanistan, le haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité, Josep Borrell, appuie l’idée d’autonomie stratégique européenne, en complément de l’OTAN.

Quelles leçons tirez-vous aujourd’hui des récents événements de Kaboul ?

Cela a indéniablement résonné comme un réveil brutal, montrant une nouvelle fois notre vulnérabilité. On a, en tout cas, besoin d’un rapport d’évaluation quant au rôle de l’Union européenne (UE) en Afghanistan et les dysfonctionnements qui ont pu se produire au cours des vingt dernières années. Je l’ai proposé à mes collègues du Conseil, notamment pour déterminer les raisons de l’effondrement de cette armée afghane qui n’a pas su défendre son pays contre les talibans.

Au-delà de l’idée de créer une force de réaction rapide, évoquée bien avant la chute de Kaboul mais sur laquelle certains se focalisent, cet épisode nous oblige à engager une réflexion profonde, de dimension politique, stratégique, presque culturelle. Les Européens doivent prendre conscience du monde dans lequel ils vivent. Nous avons privilégié l’idée d’un monde apaisé par le commerce et l’intégration économique, sous le parapluie américain, mais de nouvelles menaces ont émergé, notamment après le 11 septembre 2001. Et d’anciens empires renaissent, en Chine, en Russie, en Turquie, basés sur des réalités historiques, parfois même réinventées.

Comment envisagez-vous la relation avec le gouvernement afghan ?

Lors de notre réunion avec les ministres des affaires étrangères, nous avions défini cinq critères pour encadrer cette relation. Comme par exemple le respect des droits fondamentaux pour toute la société afghane, les femmes incluses, ou encore la possibilité de procéder à des évacuations, etc. Manifestement, nos critères ne sont pas retenus et nous devons en tirer les conséquences. Nous tentons de multiplier les coopérations avec les pays de la région, nous espérons installer une antenne de mes services à Kaboul et je suis, par ailleurs, chargé de coordonner les actions de l’UE en vue de mettre sous notre protection les Afghans qui ont collaboré avec nous. La tâche n’est pas simple : en communiquant les listes de ceux que nous voulons accueillir, ne les désigne-t-on pas à la vindicte ? Notre devoir moral est pourtant énorme, à l’égard aussi de ces femmes juges que nous avons formées et soutenues et qui ont parfois envoyé des talibans en prison.

Présentée comme le résultat tangible d’une récente réunion des ministres de la défense, la Force de réaction rapide que vous évoquez a toutefois suscité une critique prudente de l’Allemagne et une opposition de la Suède. Cette force verra-t-elle vraiment le jour ?

Je ne sais pas exactement comment elle sera constituée mais, étant donné que les groupes tactiques qui existent n’ont jamais été utilisés, il faut que nous nous dotions d’une capacité d’intervention sous une autre forme. Avec la restriction bien connue : les traités actuels indiquent que cela suppose une décision prise à l’unanimité afin de permettre aux pays membres, ou en tout cas à ceux qui voudront le faire, d’agir.

Comment vaincre les divergences entre les Vingt-Sept sur la nécessité d’une défense commune et d’une autonomie stratégique ?

Les situations des Vingt-Sept sont évidemment diverses. Un Portugais et un Letton n’ont pas la même appréciation de la menace russe ou du problème migratoire, par exemple. L’histoire et la géographie expliquent beaucoup de choses, mais il nous faut surmonter ces différences pour forger une compréhension commune si nous voulons exister dans le monde. C’est cela, une culture stratégique commune. Une culture, qu’au-delà de leurs différences, les Américains partagent d’une manière naturelle, qu’ils habitent en Alaska ou à Miami. Nous, nous ne la possédons pas de cette manière.

Quelles en sont les conséquences ?

Soit ce sera le chacun pour soi et le retour à l’idée que la compétence en matière de sécurité et de défense ne revient qu’aux Etats. Soit nous évaluons en commun les menaces et nous nous organisons pour y faire face ensemble.

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, dit et répète que le développement d’une défense européenne sera néfaste pour l’Alliance atlantique et pour l’unité des Européens…

J’apprécie la préoccupation de M. Stoltenberg pour l’unité des Européens, mais il n’est pas chargé de développer la politique commune de sécurité et défense de l’UE…

L’autonomie stratégique n’est pas une alternative à l’OTAN et il n’y a pas d’alternative à l’OTAN pour son rôle dans la défense territoriale de l’Europe. Mais l’Alliance atlantique ne réduira pas nos vulnérabilités en matière de capacités militaires, et encore moins d’autres d’entre elles. Par ailleurs, en quoi le fait que les Européens soient plus forts demain affaiblirait-il l’Alliance ? C’est l’inverse : une Europe plus forte dans le domaine de la défense est l’intérêt de l’OTAN et des Etats Unis.

Cette Europe doit prendre en charge ses intérêts et les défendre. Et pas seulement militairement, car ce qui vient de se dérouler a aussi montré les limites de l’action militaire. L’armée la plus puissante du monde, aidée par d’autres, n’a pas pu vaincre dans l’un des pays les plus pauvres de la planète. Imposer la démocratie s’est donc avéré bien plus difficile que ce que croyait George W. Bush. Ne poussons toutefois pas l’argument à l’extrême, notre « soft power » aussi a ses limites. La diplomatie ne résout pas tout et doit parfois s’appuyer sur une base militaire.

La notion de « nation building » est, en tout cas, très entamée aujourd’hui…

En Afghanistan, en Irak, au Sahel, c’est une tâche colossale, que l’on peut difficilement mener à bien en commençant par une intervention militaire. La défaite de l’envahisseur peut, en outre, signifier aussi le rejet de ses idées.

Le dialogue stratégique avec les Etats-Unis, qui se sont retirés unilatéralement d’Afghanistan, est-il aujourd’hui remis en question ?

Au contraire. Ce dialogue, notamment sur la défense, est essentiel et sa reprise est l’un des résultats importants de la récente visite de Joe Biden en Europe. Notamment parce qu’il y a, à l’OTAN, des pays qui ne sont pas européens et qu’il existe, par ailleurs, des pays européens qui ne sont pas membres de l’OTAN. On ne peut donc réduire le dialogue politique à la seule Alliance atlantique.

Désormais, nous devons bien considérer que, parfois, nous subissons les conséquences de choix politiques posés à Washington. En tant que coordinateur de l’Accord sur le nucléaire iranien [JCPOA], je peux toutefois attester de la coopération renouvelée avec l’administration américaine dans ce domaine et d’autres domaines importants.

Les armées européennes sont-elles, en fait, adaptées aux nouvelles menaces que vous évoquez ?

Elles ont été façonnées pour des guerres interétatiques sur le sol européen et doivent dès lors être remodelées pour l’avenir. Les nouvelles menaces ne connaissent plus les frontières : pensez aux menaces hybrides, cyber, etc. C’est aussi pour cela que nous tentons de développer des capacités conjointes, en vue d’une défense commune. Sans évoquer une « armée européenne », car les armées nationales ne disparaîtront pas. Le rôle de l’Europe, c’est de renforcer des capacités conjointes, d’assurer l’interopérabilité et de soutenir une politique industrielle de la défense.

Vous voyez une possible collaboration avec le Royaume-Uni dans le domaine militaire ?

Manifestement, il n’a pas montré trop d’intérêt pour l’instant… Nous coopérons dans le cadre de l’OTAN, mais je note que les interventions les plus acerbes sur le rôle de l’OTAN en Afghanistan ont été entendues aux Communes.

Beaucoup ont le sentiment que Washington veut entraîner les Européens dans une confrontation avec la Chine. C’est aussi votre avis ?

Le rapport à la Chine est, et sera, inévitablement complexe. Pour l’UE, ce pays est un important partenaire économique, mais aussi un rival systémique parce qu’il représente un système très différent du nôtre. Et c’est un compétiteur au plan technologique, ce qui sera déterminant dans le futur.


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