Afghanistan : leçons d’un échec

06.09.2021
Brussels

Le Journal du Dimanche - Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et chef de la diplomatie de l'UE, analyse trois leçons de "l'échec" de la communauté internationale en Afghanistan. Le haut représentant juge inévitable de composer avec le nouveau pouvoir taliban.

Par Josep Borrell Fontelles, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Vice-Président de la Commission européenne

J’ai été un des derniers responsables européens à rencontrer Ashraf Ghani, l’ancien président afghan, en juillet dernier à la veille du retrait des forces américaines. Au cours de notre long entretien, il avait laissé filtrer ses craintes. Il considérait en effet que le retrait américain était précipité et qu’il lui faudrait se replier sur les zones urbaines pour faire face au Talibans. Mais l’armée afghane s’est effondrée d’une façon que même les Talibans n’avaient pas prévue. Il faut bien en effet appeler les choses par leur nom. Ce qui vient de se produire est une tragédie pour les Afghans et un échec pour l’Occident qui va bousculer les rapports des forces internationaux. Il nous faut en tirer les conséquences pour éviter sa réédition ailleurs. 

Cet échec pose trois questions :

  • Comment traiter avec une partie du monde qui ne partage pas nos valeurs?
  • Quelles conséquences tirer pour notre alliance avec les États-Unis ?
  • Quel rapport établir avec les Talibans après leur retour au pouvoir ?

Les idées des Talibans ne correspondent pas à celles que nous nous faisons du monde, de la civilisation ou du progrès. C’est une évidence. Mais le fait qu’ils soient revenus au pouvoir après 20 ans dit quelque chose sur le monde d’aujourd’hui : une partie de ce monde refuse de se construire à l'image de l'Occident.

En réalité, dès 2002, après la défaite des Talibans, l’intervention occidentale s’était vu assigner un objectif de grande ampleur peu réaliste : construire un nouvel État moderne à coup de milliards d'aide. Malheureusement les modèles d'organisation déployés se sont révélés peu adaptés au terrain. Certes, ces 20 dernières années ont apporté une certaine prospérité et une certaine liberté à une partie de la population afghane des villes. En 2001, les filles n’allaient pas à l’école. Dernièrement, trois millions d’entre elle étaient scolarisées. Mais la greffe occidentale n'a pas pris suffisamment. Toute intervention extérieure qui n'est pas accompagnée d'un processus politique de transformation interne est voué à l'échec.

Nous, Européens, sommes engagés sur d'autres théâtres d'opérations, notamment au Sahel. Nous devons veiller à ne pas reproduire la tragédie afghane. Et pour cela nous devons nous assurer que toutes nos opérations évitent le piège de l'identification des forces de modernisation aux seules puissances étrangères.

La seconde leçon concerne la solidarité atlantique. Nous, Européens, avons accompagné les Etats-Unis en Afghanistan dans le cadre de l’OTAN et nous avions de bonnes raisons de le faire : nous sommes leurs plus proches alliés. Nous sommes donc solidaires et comptables de cet échec. Nos intérêts ne sont cependant pas toujours identiques. Or, nous n’avions pas dégagé notre propre vision au sujet de ce pays et le retrait américain a été décidé de manière unilatérale par l’administration Trump. Après ce qui s'est passé en Afghanistan, il est clair que la solidité de nos alliances ne saurait nous dispenser de développer notre propre capacité d’analyse et d’action.

L'Afghanistan doit donc nous sortir de notre torpeur stratégique. Développer l’autonomie stratégique de l’Europe vise bien sûr à mieux défendre ses intérêts et ses valeurs mais cela sert aussi l’OTAN et les Etats-Unis dans un monde où ceux-ci ne peuvent et ne veulent plus tout faire tout seuls. Si cette crise peut contribuer à cette prise de conscience, elle aura eu un effet salutaire.

Enfin, au moment où une grave crise humanitaire menace l’Afghanistan sous l’effet de la guerre et de la sécheresse terrible qui frappe ce pays, nous devons discuter avec les Talibans. On ne peut pas tourner la page de Kaboul en considérant que la situation du pays ne nous concerne plus. Il ne s’agit pas de reconnaître leur gouvernement ni d’accepter leur vision du monde et les actions qui en découlent. Mais les Talibans sont désormais des interlocuteurs incontournables et il nous faut assurer une présence à Kaboul pour éviter d’être marginalisés au profit d’autres puissances. Il nous faut leur faire comprendre qu’il n’est pas dans leur intérêt de s'aliéner les puissances étrangères et notamment européennes. Le niveau de notre dialogue dépendra de la réceptivité de nos interlocuteurs à nos démarches et nos conditions d’engagement. L’Union européenne va quadrupler son aide humanitaire. La reprise de l’aide économique sera liée en revanche au respect des droits humains, et en particulier de ceux des femmes.

D'autres visions que la nôtre s'expriment dans le monde. Il nous faut discuter avec ceux qui les portent, pour faire vivre nos intérêts et nos valeurs au contact de ceux qui ne les partagent pas.


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