Discours de la haute représentante/vice-présidente, Mme Federica Mogherini, à l'occasion du Forum européen de la culture à Bruxelles

20.04.2016

Placer la culture au cœur de l’action extérieure de l’Europe

I. CULTURE ET RELATIONS EXTÉRIEURES  Pour commencer, j'aimerais vous remercier de m'avoir invitée à cet important événement, qui me donne l'occasion de me livrer à une réflexion sur quelque chose dont la portée est plus grande et plus profonde que les crises qui font le quotidien de la politique étrangère actuelle.Il y a presque vingt-cinq ans, on nous a dit que nous entrions dans l'ère d'un choc des civilisations. On nous a prédit des guerres au nom de la religion et de la culture. Vous connaissez probablement ma position sur ce point: je ne crois pas à un choc des civilisations. Les motivations des guerres sont les mêmes aujourd'hui qu'hier: intérêts économiques, ressources naturelles, sphères d’influences, pouvoir. Il existe pourtant bel et bien des chocs culturels qui doivent être combattus. Ces chocs ne se produisent pas entre les civilisations, mais à l'intérieur de chacune de nos civilisations.La culture est parfois un champ de bataille. Elle l'a été en Europe pendant des siècles. Aujourd’hui, certains acteurs mondiaux et régionaux croient que l'on peut «armer» la culture. Mais la culture peut également être le lieu où les gens se rencontrent et tirent le meilleur parti de leur diversité. C'est le choix que nous avons fait lorsque l'Union a été créée.Nous avons réalisé que notre culture est grecque et juive, romaine et anglo‑saxonne, chrétienne et arabe, latine et slave, française et germanique, méditerranéenne et scandinave, religieuse et laïque. Ce n'est pas l'isolement, mais l’ouverture qui a transformé l’Europe en un lieu et un projet incroyables. Un projet d'intégration que le monde entier considère, encore aujourd'hui, comme un modèle.Les échanges nous ont enrichi, et non affaibli. La culture en Europe est toujours plurielle; tant de cultures différentes, en effet, appartiennent à ce continent. La culture européenne incarne la diversité. La culture européenne est synonyme de différence et, dans le même temps, elle constitue un dénominateur commun.Cela n'est pas toujours aisé à comprendre, surtout par les temps qui courent. Ce que l'on nomme «multiculturalisme» n’a pas toujours fonctionné. Le multiculturalisme a parfois abouti à la ségrégation. Il a parfois conduit à la confusion – les gens ne savent pas qui ils sont, quelle est leur place. L’incertitude a créé la peur, la peur engendre la haine. Des identités fortes sont la clé de l'ouverture. Ce qui signifie aussi que, trop souvent, ceux qui ont peur du multiculturalisme n’ont pas une identité forte, mais au contraire très faible. Oui, dans le monde d’aujourd’hui, il est crucial d'arriver à comprendre nos identités et nos différences. La peur naît lorsque nous ne nous reconnaissons pas les uns les autres, parce que nous percevons la diversité comme une menace, ou lorsque nous ne nous connaissons pas, lorsque nous ne nous comprenons pas. Nos différences peuvent jeter les bases d’un dialogue. Notre diversité peut être, devrait être notre force lorsque nous devons affronter des menaces communes.Et cela m'amène au sujet de discussion principal qui nous occupe aujourd'hui. Lorsque l’Europe noue un dialogue au niveau mondial, la culture doit être au cœur de notre politique étrangère. La culture peut nous aider à prévenir la radicalisation et à la combattre. Mais elle peut aussi stimuler la croissance économique. Elle peut renforcer les relations diplomatiques et la compréhension mutuelle. Elle peut nous aider à affronter ensemble nos peurs communes et à nouer des partenariats et des alliances entre les institutions et, plus important encore, entre les gens.C'est pourquoi Tibor [Navracsics] et moi-même présenterons le mois prochain au Conseil et au Parlement une stratégie pour la culture dans le cadre des relations extérieures de l'UE. Je dis bien stratégie, car l'heure n'est pas à l’improvisation. Il s'agit là de l'un des principaux aspects de notre politique étrangère, qui mérite d'être traité comme tel.  II. DIALOGUE INTERCULTUREL  Vous avez sans doute compris, à ce stade, que par culture, je n'entends pas uniquement la littérature et la science. La culture, ce peut être des artistes de rue qui rénovent la façade d’un bâtiment. Ou l’artisan dont la technique s'est affinée au fil des siècles. Qui dit culture ne dit pas nécessairement un diplôme de master.

Établir des ponts entre les cultures, cela ne se limite pas à enseigner notre culture au monde entier. Nous devons apprendre avant d'enseigner, écouter avant de parler.Et le dialogue interculturel n'est pas uniquement l'affaire des gouvernements. Il y a quelques semaines, une immense artiste de notre époque est décédée. Zaha Hadid était née à Bagdad, puis avait étudié à Beyrouth avant de devenir, à Londres, une architecte de renommée internationale. C'est ce mélange d'influences qui avait magnifié son art.Les échanges interculturels nous enrichissent. Cette idée a modelé en profondeur notre nouvelle politique de voisinage. C’est pourquoi nous avons décidé de donner aux acteurs culturels et audiovisuels de notre région la possibilité de prendre part au programme «Europe créative». Nous avons renforcé le deuxième programme culturel du partenariat oriental, ainsi que la coopération avec la Fondation Anna Lindh, qui joue un rôle de premier plan dans la promotion du dialogue interculturel en Méditerranée. Mais cette approche va au-delà de notre région. Il y a dix jours, j’étais en Indonésie, où j'ai rencontré des représentants de la société civile et des responsables religieux. L’Indonésie est un pays de 250 millions d’habitants, à majorité musulmane, qui abrite une variété de cultures, d'histoires et de langues vraiment étonnante. Elle est située à l’autre bout du monde, mais nous avons tant de choses à apprendre les uns des autres, si nous nous rencontrons, si nous collaborons. Il est important, particulièrement pour les jeunes générations, que notre politique étrangère privilégie constamment ce type d'échanges. C'est grâce à ces échanges que nous découvrons tous comment affronter notre monde: il est vital de comprendre la diversité et la complexité.Plus de la moitié des jeunes qui ont étudié à l'étranger dans le cadre d'Erasmus Mundus disent que le programme les a aidés à comprendre la diversité et le dialogue interculturel. Je peux en dire autant de ma propre expérience Erasmus.Tibor Navracsics, Carlos Moedas et moi-même prévoyons d'investir davantage dans les actions Marie Curie-Sklodowska: l'UE financera 11 000 chercheurs chaque année afin qu'ils puissent mener leurs travaux en dehors de l'Europe; et 15 000 chercheurs du monde entier rejoindront l'Europe à l'horizon 2020.L'UE financera plus de 25 000 bourses par an, ainsi que quelque 170 projets conjoints entre universités de l'UE et de pays tiers, en vue d'encourager les échanges d'étudiants et de personnel universitaire. Ce secteur ne peut que croître – de puissants intérêts économiques sont en jeu. Lorsque de jeunes Africains viennent étudier en Europe, ils acquièrent des compétences et une expertise pour le reste de leur vie. De retour chez eux, ils peuvent monter une entreprise, travailler dans un hôpital, se lancer en politique ou intégrer des institutions. Pour nous, il s'agit d'un investissement dans l’avenir de l’Afrique, c’est-à-dire d'un investissement dans notre propre avenir et aussi dans notre présent.

Les jeunes filles et jeunes garçons qui étudient en Europe n'emportent pas seulement des connaissances dans leurs bagages lorsqu'ils rentrent chez eux, mais aussi des liens personnels et une meilleure compréhension de notre identité. Il est dans notre intérêt de rester en contact avec eux et de les mettre en contact au sein de réseaux; cela fait aussi partie de notre stratégie. Ils peuvent être nos ambassadeurs informels à travers le monde.Pour ces mêmes raisons, je lancerai dans les prochains mois une nouvelle initiative visant à rassembler des jeunes et des organisations de jeunesse en provenance d'Europe et de la région méditerranéenne. Lorsque vous pouvez vous rattacher à un vrai visage, à une véritable amitié, la compréhension mutuelle est beaucoup plus facile.C'est aussi en cela que la culture est précieuse: elle empêche de considérer les personnes comme des numéros; elle relie chaque personne à une histoire, et chaque histoire mérite d'être racontée, et écoutée. Nous ne sommes pas des numéros, mais des personnes. III. LA CULTURE POUR LE DÉVELOPPEMENT (ET LA SÉCURITÉ)

Il importe cependant de préciser une chose. Il ne s’agit pas ici uniquement d’identités et de compréhension mutuelle. La culture est importante pour nos économies et pour notre croissance. Les avantages économiques des échanges culturels sont trop souvent ignorés, bien que les statistiques soient sans équivoque sur ce point. Le commerce international des produits de la création a plus que doublé au cours des dix dernières années, en dépit de la récession mondiale. Les secteurs de la culture et de la création représentent environ trois pour cent du PIB mondial, soit 30 millions d'emplois.Rien que dans l'UE, ces secteurs représentent plus de 7 millions d'emplois. La culture contribue davantage à notre économie que des fleurons traditionnels de notre économie comme l'industrie automobile, en Allemagne, ou l'industrie chimique, en France.C'est également vrai dans notre région et dans les pays en développement. Au cours de ces derniers mois, je me suis rendue deux fois au Sahel et nos amis, là-bas, m'ont raconté plusieurs fois la même histoire.La guerre, le terrorisme et la désertification y ont très durement frappé le tourisme. Des endroits comme Tombouctou ou Agadez ont vu sombrer leur économie. Peinant de plus en plus à trouver un emploi, certains se sont tournés vers l'économie criminelle, ce qui a renforcé les trafics en tous genres, les organisations terroristes, et la traite des êtres humains.Qui dit diplomatie culturelle dit aussi emploi, cohésion sociale, et sécurité. Un investissement assez modeste de la part de l’Europe peut faire une énorme différence. Et peut aussi servir nos propres intérêts: la résilience de notre voisinage et de l'Afrique est essentielle pour notre propre sécurité et notre propre prospérité. IV. PATRIMOINE CULTUREL  Deux bonnes nouvelles nous sont parvenues hier: premièrement, 2018 sera l'année européenne du patrimoine culturel; deuxièmement la première force opérationnelle de «casques bleus de la culture» mise à la disposition de l'Unesco par l'Italie a été présentée au public. J’espère que d’autres pays suivront cet exemple, et nous sommes prêts à apporter notre aide dans ce domaine, où l’UE est déjà à l’avant-garde et où la protection du patrimoine culturel occupe une place de choix. Nous travaillons avec l’UNESCO dans le monde entier; notre contribution dans ce cadre s'élève à cent millions d’euros. Ces fonds servent à financer la restauration des manuscrits de Tombouctou, au Mali, et le projet Mossoul, en Iraq, où nous préservons la mémoire du patrimoine culturel détruit, grâce à des modèles virtuels.Les images des temples détruits et des statues décapitées de Palmyre étaient difficiles à supporter. Certes, ces actes sont liés à l’idéologie des terroristes, mais il ne s'agit pas que de cela. Je le répète: ne tombons pas dans le piège du «choc des civilisations».Ce sont ces mêmes terroristes qui, bien souvent, sont impliqués dans des activités de trafic d'antiquités, qu'ils mènent pour financer leurs guerres. On en revient toujours à l'argent et au pouvoir. C'est pourquoi nous collaborons avec l'Unesco pour mettre en place un mécanisme de réaction rapide afin de protéger le patrimoine culturel. Mais nous proposerons aussi au Conseil et au Parlement européen une nouvelle législation visant à réglementer l'importation dans l'UE de biens culturels et à empêcher que les terroristes utilisent ce canal pour se financer.Nous devons aussi planifier la reconstruction de nombreuses merveilles qui ont été détruites. Nous partagerons les images satellite pour faire un bilan des dommages et planifier la reconstruction. Nous mettrons à disposition financement et expertise, afin d’évaluer les dommages et de planifier la suite. Dans de nombreuses guerres civiles, une église, un pont peuvent revêtir une énorme portée symbolique. Les protéger, les reconstruire peut contribuer à la réconciliation, à la restauration de la confiance et au respect d'identités diverses.En discutant avec les dirigeants serbes et kosovars, j'ai réalisé que préserver le patrimoine culturel, c'est avant tout respecter l'histoire et protéger l'identité culturelle et religieuse. C'est le but même du dialogue que j'encourage entre Belgrade et Pristina: aider les deux parties à accéder à une compréhension mutuelle et à bâtir, ensemble, un avenir commun, en se respectant l'un l'autre. V. MISE EN ŒUVRE — TRAVAILLER ENSEMBLE

La tâche qui nous attend est immense. Si la conservation du patrimoine est un des aspects de la diplomatie culturelle, elle en comprend d'autres, comme l’innovation et les idées nouvelles, ou encore l’éducation, la sécurité et le développement humain. Si nous voulons vraiment placer la culture au centre de notre politique étrangère, nous devons mobiliser à nos côtés l'Europe tout entière, avec toute notre expertise, toute notre histoire et tout notre potentiel.Chaque État membre a un patrimoine culturel important qui lui est propre. Nous entretenons tous des relations culturelles approfondies et dynamiques avec des pays tiers. Cette diversité est notre force. Mais il faut que tous les acteurs européens aillent dans le même sens – les gouvernements, les régions et les villes, mais aussi les instituts culturels, les organisations de la société civile, les artistes, les scientifiques et les interprètes. Le mois dernier, nous avons lancé une plateforme de diplomatie culturelle pour rassembler tous ces acteurs et les mobiliser de manière permanente, recevoir des retours d'informations, des conseils stratégiques et du soutien.Les autorités locales sont particulièrement importantes: le World Cities Culture Report 2015 (rapport sur les grandes métropoles culturelles mondiales 2015) montre que les villes qui investissent dans la culture en retirent d'excellents bénéfices sur le plan de la croissance et de la réduction de la pauvreté. Aussi les villes peuvent-elles être des acteurs essentiels de notre diplomatie culturelle. Et il en va de même pour les gouvernements et les parlements nationaux, les fondations et chaque citoyen. La culture appartient à chacun d’entre nous, et nous pouvons tous y contribuer.  CONCLUSIONS

Il est probable qu'aucun endroit au monde ne possède la même «densité» culturelle que l'Europe. Aucun endroit au monde n'a une histoire aussi riche, ne possède autant d'histoires et de cultures. Nous abritons des traditions millénaires, et nous sommes un des moteurs de l'innovation mondiale.Nous ne devrions pas avoir peur d'affirmer que nous sommes une superpuissance culturelle. Et c’est notre ouverture d’esprit qui a fait notre grandeur, notre liberté qui a porté la culture à un niveau d'excellence en Europe. Nous n’avons pas inventé les chiffres arabes, mais nous sommes devenus la patrie des plus grands mathématiciens de tous les temps. Certains pensent que nous n'avons même pas inventé les spaghettis, même si aucun Italien ne croirait cette histoire ... (d'ailleurs, la nourriture est également un aspect important de notre culture ...).Notre culture a inspiré le monde, parce qu'elle-même a été inspirée par le monde. C'est la voie qu'il convient de suivre à l’avenir. Fiers de nos racines, ouverts sur le monde. C'est la seule façon de garder le cap à l'ère de la mondialisation. Si vous ne savez pas d'où vous venez, vous vous perdez très facilement. Nous savons d'où nous venons. Nous savons qui nous sommes, et en quoi nous croyons. Un dialogue avec différentes cultures ne peut, ne doit pas nous effrayer.À l'ère des médias sociaux, alors que les distances se rétrécissent, nos cultures sont vouées à se rencontrer. Nous avons le devoir de tirer le meilleur parti de cette rencontre.De placer la culture au cœur même de l’action extérieure de l’Europe. De refuser tout choc de civilisations, et d'œuvrer en faveur d'une alliance de civilisations. La diplomatie culturelle n’est pas seulement un passe-temps pour intellectuels. C’est une pierre angulaire de nos relations avec le monde d’aujourd’hui. Elle est vitale pour l'Europe, pour faire progresser nos intérêts et nos valeurs.Je vous remercie pour votre attention.

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