S'élargir tout en approfondissant : tel est pour l'UE l' impératif géopolitique

L'élargissement reste un des instruments de politique étrangère les plus réussis de l'UE. Ses détracteurs lui reprochent d'être trop lent ou trop rapide, d'être trop technique ou de faire l'objet de marchandages politiques . Il n'en reste pas moins que l'élargissement a été le principal mode d'organisation du continent européen, l'UE étant passée de 6 États membres dans les années 1950 à 12, 15 et 27 États membres aujourd'hui. Il est difficile d'imaginer une politique de l'UE qui soit plus porteuse de de transformations. Historiquement, des réformes institutionnelles et de nouveaux domaines d'intégration ont accompagné chaque vague d'adhésion: c'est lorsque nous avons œuvré ensemble à l'élargissement et à l'approfondissement que nos efforts ont été le plus couronnés de succès.
Sous de nombreux aspects, la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine a donné à l'histoire un coup d'accélérateur. Elle a également affiné le débat sur l'ordre européen et sur les principes qui le sous-tendent. Pour de nombreux pays, à commencer par l'Ukraine, il s'agit d'un moment stratégique pour exprimer leurs aspirations à adhérer à l’UE et à tout ce qu'elle représente – et pour obtenir la reconnaissance de leurs ambitions. Les dirigeants ukrainiens n'ont pas caché que, outre le soutien militaire pour se défendre contre l'agression russe, le statut de candidat à l'UE était leur priorité absolue. Le gouvernement moldave tient un raisonnement similaire.. Enfin, c'est ce qui ressort de la demande du gouvernement géorgien et du spectacle des dizaines de milliers de Géorgiens qui ont manifesté cette semaine dans les rues de Tbilissi avec des drapeaux de l'UE.
Dans le même temps, les pays des Balkans occidentaux ont, à juste titre, exigé que leur processus d'adhésion soit jugé selon ses mérites propres. Il y a près de 20 ans, l’UE a déclaré à Thessalonique que l'avenir des Balkans occidentaux est au sein de l'UE; un certain degré d'impatience de leur côté est donc pour le moins compréhensible.
Élargir l'UE aux pays désireux et capables de remplir les conditions n'est ni une "faveur", ni une concession. C'est dans notre intérêt stratégique
Du côté de l'UE, il nous faut préciser que son élargissement aux pays désireux et capables de remplir les conditions n'est ni une "faveur", ni une concession. C'est dans notre intérêt stratégique. Il s'agit d' un moyen de structurer le continent autour des valeurs et des normes de l'UE. Une politique d'élargissement crédible est un investissement géostratégique dans la paix, la stabilité, la sécurité et la croissance économique dans toute l'Europe. D'autres contestent ouvertement l'influence et les valeurs de l'UE dans le voisinage de sorte que nous devons être actifs et nous élargir à ceux qui remplissent les critères.
Maintenir notre capacité d’action
Alors que nous relançons l’élargissement de l'UE, nous devons dans le même temps maintenir la capacité d'action de l'UE. Il s'agit là aussi d'un impératif géopolitique. Il est clair que, à plusieurs reprises, l'application du principe de l'unanimité dans la politique étrangère de l'UE s'est traduite par l'affaiblissement et le ralentissement de nos actions.
Au cours des premières semaines qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine par la Russie, nous avons agi rapidement et à grande échelle, brisant plusieurs tabous en cours de route. Certains ont été surpris et beaucoup se sont félicités que l'UE agisse avec un véritable sens stratégique. Peu après, cependant, la situation est devenue plus contrastée.
À la fin du mois de mai, nous sommes parvenus à un accord sur le 6e paquet de sanctions à l'encontre de la Russie (visant le pétrole, les assurances et ajoutant de nouvelles inscriptions sur la liste). Mais il nous a fallu un mois pour faire passer ce train de sanctions. Et je dois déplorer que certaines dispositions finales aient été affaiblies et que, au cours dernières heures, le patriarche Kirill ait été retiré de la liste des personnes sanctionnées, malgré le fait que sa présence sur la liste n'ait pas été contestée au cours des discussions au sein du Conseil et malgré sa réputation bien établie de fervent partisan de la guerre de Poutine.
Nous avons constaté une dynamique similaire en ce qui concerne l'ouverture des négociations d’adhésion avec la Macédoine du Nord et l'Albanie, un pays bloquant ce que tout le monde est en mesure d'accepter — avec, une fois encore, des conséquences négatives pour la crédibilité et l'influence de l’UE.
Comment gérer la diversité dans une Union européenne s'élargissant
Après avoir fait, pendant deux ans et demi, l'expérience de telles situations, je pense que nous devons revoir notre processus décisionnel. Au fil des ans, nous avons connu de nombreux cas où les États membres étaient divisés sur les questions de politique étrangère. En principe, il est normal que nous ayons, dans un premier temps, des points de vue différents, étant donné notre histoire, nos situations géographiques et nos cultures politiques stratégiques différentes. Mais ce qui importe dans la vie politique n'est pas de savoir comment un débat commence, mais comment il prend fin. La force du système de l'UE a toujours été de transformer d'une certaine manière les divisions en accords. À cet égard, la question de savoir si une décision est prise à l'unanimité ou à la majorité qualifiée (VMQ) s'avère déterminante.
Si les pays savent à l'avance que la décision finale peut être prise à la majorité qualifiée, ils sont fortement incités à négocier et à façonner le consensus. S'ils savent qu'ils peuvent tout bloquer, ils ne sont pas incités à investir dans un compromis sain.
Si les pays savent à l'avance que la décision finale peut être prise à la majorité qualifiée, ils sont fortement incités à négocier, à créer des alliances et à façonner le consensus. S’ils savent qu’ils peuvent tout bloquer — et qu'ils peuvent même parfois en tirer un avantage — ils ne sont pas incités à investir dans un compromis sain. Ils peuvent camper sur leurs positions, obligeant les autres à changer. Et plus les tactiques de ceux qui font cavalier seul semblent porter leurs fruits, plus ces dynamiques se propagent, les vétos étant désormais plus fréquents que par le passé.
On entend parfois dire que nous devons conserver la règle de l'unanimité en matière de politique étrangère et de sécurité car les décisions qui en relèvent sont extrêmement sensibles: qui peut prendre le risque d'être mis en minorité sur une question d'intérêt national vital? À cet égard, on peut formuler deux contre-arguments:
Premièrement, de nombreux domaines d'action dans lesquels l'UE prend les décisions à la majorité qualifiée ne sont pas moins sensibles ou importants: songez à la migration, aux objectifs climatiques ou à la taxinomie verte, une question qui a récemment fait l'objet d'une controverse. Deuxièmement, dans la pratique, le Conseil adopte rarement des décisions par un vote. La philosophie du club — comme il ressort de son histoire — est de continuer à parler jusqu'à la formation d'un consensus. Mais si la menace d'un veto n'est pas présente, chaque État membre, grand ou petit, doit négocier. Et ils le font, ce qui fait toute la différence.
Bien sûr, comme je l’ai déjà fait valoir en octobre 2020, le débat ne date pas d'hier. Cependant, le contexte est neuf: la guerre contre l'Ukraine a souligné combien il est nécessaire que l'UE soit capable de prendre des décisions stratégiques en temps réel. De nombreux dirigeants et citoyens de l'UE ont plaidé en faveur d'un abandon de l'unanimité en matière de politique étrangère. En effet, il s'agit d’une demande claire émanant de la conférence sur l'avenir de l'Europe.
Il existe des raisons impérieuses de faire entrer les pays des Balkans occidentaux, d'accorder le statut de pays candidat à l'Ukraine et à la Moldavie, et bientôt, espérons-le, à la Géorgie également. Mais de la même manière, il est ridicule de rendre ce qui ne marche pas à 27 complètement impraticable à 30, voire plus.
Et maintenant que l'élargissement est à nouveau solidement inscrit à l'ordre du jour, nous ne pouvons plus esquiver la question du fonctionnement d'une Union européenne à 35 pays, par exemple. Il existe des raisons impérieuses de faire entrer les pays des Balkans occidentaux, d'accorder le statut de pays candidat à l'Ukraine et à la Moldavie, et bientôt, espérons-le, à la Géorgie également. Mais de la même manière, il est ridicule de rendre ce qui ne marche pas à 27 complètement impraticable à 30, voire plus. Nous devons trancher le nœud gordien.
La meilleure réponse est de supprimer le poids mort de la règle de l'unanimité. Il est déjà possible de le faire en utilisant ce que l'on appelle l'abstention constructive; c'est ainsi, par exemple, que la mission EULEX Kosovo a été lancée. Mais cela n'est pas utile si celui qui fait cavalier seul n'accepte pas de s'abstenir de manière constructive. En pareil cas, nous pourrions avancer avec un "super VMQ", par exemple 27 pays moins 2 ou 3, afin de ne pas être bloqués par un ou deux pays. Nous pouvons également trouver des domaines de la politique étrangère où expérimenter le vote à la majorité qualifiée, par exemple les déclarations, les sanctions et les décisions d'exécution. Cela pourrait contribuer à faire en sorte que les États membres soient à l'aise avec l'idée d'assouplir l'exigence d'unanimité.
La politique étrangère de l'UE connaît de nombreux autres problèmes et la levée de l'unanimité n'est pas la panacée. Mais après 2 ans et demi d'exercice de mes fonctions, je ne vois pas d'autre changement qui soit susceptible d'avoir à lui seul un effet plus puissant pour améliorer notre capacité à agir dans un monde hostile. Et c’est précisément ce que nos citoyens exigent de nous.
Construire une "Europe élargie".
Outre le débat ravivé sur l'élargissement de l'UE et son processus décisionnel, il y a aussi l'idée de construire une communauté politique européenne plus large, comme le président Macron l'a proposé et comme le président Michel s'en est fait l'écho. Ce club plus large pourrait unir tous les pays européens qui partagent les principes démocratiques et veulent mener des formes concrètes et flexibles de coopération. Il s'agit de la future organisation de notre continent et de la manière dont nous devrions, en tant qu'UE, nous positionner, à la suite de la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine. J'ai participé à la discussion que les dirigeants ont tenue lors du sommet sur différentes options pour une telle Communauté, s'agissant de sa vocation, de sa composition et de ses modalités pratiques. Tous sont d'accord pour estimer que tout club de ce type devrait compléter et non remplacer les politiques existantes de l'UE, notamment l'élargissement. Il devrait également compléter, et non remplacer, les travaux d'organisations existantes telles que l'OSCE et le Conseil de l'Europe.
Une communauté politique européenne pourrait permettre aux pays candidats de participer immédiatement à diverses politiques de l'UE. Certains pays qui ne sont pas nécessairement destinés à adhérer à l'Union, tels que la Norvège, la Suisse ou le Royaume-Uni, pourraient, s'ils le souhaitent, y être associés.
Comme je l’ai dit, la guerre agit comme un accélérateur de l'histoire. Par sa complexité et ses exigences, l'élargissement de l'UE est un processus difficile qui prend de nombreuses années. Sa vitesse ne correspond pas facilement à la rapidité des changements dans le contexte géopolitique. Un cadre supplémentaire est donc nécessaire. Une communauté politique européenne pourrait permettre aux pays candidats de participer immédiatement à diverses politiques de l'UE. Certains pays qui ne sont pas nécessairement destinés à adhérer à l'Union, tels que la Norvège, la Suisse ou le Royaume-Uni, pourraient, s'ils le souhaitent, y être associés Le sujet est complexe et doit faire l'objet d’un examen attentif, mais l'idée est intéressante et le débat se poursuivra certainement. Nous devrions prendre des mesures prudentes et progressives pour développer la structure de l'initiative, tout en respectant l'autonomie décisionnelle de l'UE.
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